Fermez les yeux un instant et imaginez-vous devant un tableau.
Posez votre main sur sa surface et faites-la glisser sur la toile afin
d'en saisir toutes les subtilités. Humez l'odeur de la peinture, sachez
en apprécier la rugosité, ressentez la force qui en émane. A présent,
respirez profondément, ouvrez vos paupières, laissez-vous engloutir
tout entier dans une floraison de couleurs, une valse de légèreté et
soyez vous aussi l'acteur de cette fresque picturale et auditive du nom
d'Okami.
Alors que le pointeur de mon traitement de texte clignote devant mes
yeux, je ressens soudainement une certaine angoisse, une certaine peur.
Cette dernière me fait dire que je ne pourrai pas trouver les mots
justes pour vous décrire ce qui m'a envahi en découvrant Okami. Ainsi,
aussi paradoxal que cela puisse paraître, le doute vient frapper à ma
porte à l'instant même où plusieurs pages blanches attendent que je
couche mes impressions afin de vous raconter mon périple, celui-là même
qui m'a fait endosser le rôle d'une divinité japonaise dont la lourde
tâche aura consisté à redonner des couleurs à un monde tombé dans une
torpeur monochromatique. L'exercice est d'autant plus difficile qu'il
constitue une sorte d'hommage à une société mort-née qui ne méritait
point son funeste destin. Mais l'heure n'est pas aux larmes, si ce
n'est de joie, car contraint et forcé, me voici prêt pour réellement
débuter ce test et vous parler d'une de mes plus belles rencontres
vidéoludiques depuis que je me suis penché sur mon tout premier Game
& Watch.
Si Okami est bel et bien un jeu vidéo, il est avant toute chose une
déclaration d'amour de passionnés à passionnés, une ode au raffinement
pictural, un pamphlet artistique et un majestueux brûlot à l'encontre
de ceux et celles qui n'ont pas encore compris que certains jeux vidéo
méritant le qualificatif d'oeuvre d'art ont autant leur place dans un
musée qu'un Picasso ou un Monet. Mais là où il n'est permis que
d'admirer le travail du peintre, le titre de Clover Studio tend la
palette graphique au joueur en l'invitant poliment à composer avec son
environnement, à ne pas rester inactif, à participer comme jamais à une
expérience unique se situant aussi bien devant que derrière l'écran.
Ainsi donc, tout en faisant connaissance avec la déesse Amaterasu
réincarnée en un magnifique loup blanc, le jeu nous ouvre peu à peu de
nombreuses portes derrière lesquelles se cachent des trésors
d'ingéniosité. De fait, si le gameplay n'exclut nullement le gain
d'expérience indispensable à l'évolution de notre avatar, l'obtention
de techniques de combat ou la découverte de nouvelles armes (ces deux
derniers points étant liés), la trouvaille la plus astucieuse reste
l'utilisation d'un pinceau, véritable prolongement du personnage qu'on
incarne.
Une feuille, un pot rempli d'encre, un pinceau, de l'imagination et un
oeil aguerri. Présenté comme tel, cet aspect d'Okami a de quoi
intriguer surtout quand on sait que ceci implique un gel de l'action,
un temps d'arrêt imposé. Par conséquent, une fois vos gourdes d'encre
pleines, vous aurez la possibilité de recouvrir l'écran d'un parchemin
afin d'y faire glisser votre Wiimote matérialisée ici bas par une
plume. Mais pourquoi donc me demanderez-vous avec toute la candeur qui
vous caractérise ? Eh bien, pour créer mes bons amis, pour créer. Nous
plaçant au poste de grand ordonnateur du pinceau magique, Clover nous
invite à de nombreuses reprises à user de nos talents d'artiste pour
modeler l'univers dans lequel nous évoluons. Certes, j'embellis quelque
peu le tableau mais au delà des restrictions imposées, on ne peut
s'empêcher d'utiliser la capacité qui nous est donnée de dessiner des
nénuphars afin de traverser une étendue d'eau, de relier des
constellations pour appeler une divinité détentrice de techniques
calligraphiques, de griffonner des bourrasques de vent ou de raturer
notre feuille à dessins pour réparer diverses constructions dans le but
de s'attirer les faveurs de villageois reconnaissants. L'idée est à ce
point bien pensée qu'on peut la scinder en deux utilisations
complémentaires. Habile subterfuge pour revenir sur les divinités
mentionnées quelques caractères plus avant.
Bien qu'Okami ne rate jamais une occasion de s'amuser avec ou au
détriment de ses protagonistes principaux, le titre conserve malgré
tout une véritable dimension cosmogonique en s'appuyant sur la
mythologie japonaise. En conséquence de quoi, les figures emblématiques
du folklore nippon abondent. Pour être précis, vous pourrez en
rencontrer treize qui vous donneront chacune une technique de
calligraphie permettant de faire fleurir des arbres, de jouer avec la
lune et le soleil (ceci étant pratique pour rencontrer certaines
personnes ou assister à des scènes particulières), d'utiliser des
lianes pour atteindre des endroits inaccessibles, etc. Si lesdites
techniques ont bien entendu un aspect pratique, elles vous serviront
également de moyens offensifs lors d'affrontements contre des boss
requérant une méthode particulière pour être occis ou lors de rixes
plus conventionnelles contre les ennemis communs. Il vous sera alors
possible de zébrer l'écran d'un coup de pinceau après avoir asséner
quelques coups bien placés pour découper en deux votre adversaire et
ainsi obtenir davantage d'items ou d'argent.
A ce sujet, une fois vos "poches" remplies de ryo, il ne tiendra qu'à
vous d'aller glaner quelques objets chez les marchands ambulants
généralement postés à des endroits stratégiques. On retrouvera dans ces
échoppes les habituelles potions de santé (ici représentés par des os),
de magie, des bouteilles de saké pour être plus vaillant ou
résistant... En sus, il sera aussi question d'un maître d'armes, vieux,
loufoque mais surtout détenteur d'enchaînements destructeurs ou de
parades qu'il vous faudra acheter avant de pouvoir les utiliser. Sur ce
point, Okami fait également très fort sachant qu'en fonction du
placement de vos armes, vous pourrez les utiliser de différentes
manières. Par exemple, si vous disposez le miroir en arme secondaire,
il vous servira de bouclier, alors qu'en tant qu'arme principale, il
vous permettra d'attaquer. Ensuite, il vous suffira d'appuyer sur deux
touches d'action pour alterner entre les deux armes et ainsi réaliser
de bien beaux enchaînements. Dans tous les cas, à la fin de chaque
ballet mortel, vous recevrez une certaine quantité de ryo en fonction
des dégâts subis ou du temps que vous avez mis pour éliminer tous vos
adversaires. La conséquence de ce dynamisme fait qu'on prend alors un
malin plaisir à rechercher le contact avec les ennemis qui peuvent être
évités, la plupart d'entre eux étant visibles. Pourtant c'est bel et
bien les rencontres avec les boss qui marqueront le plus les esprits
tant ces échauffourées synthétisent tout l'esprit de grandeur, de force
et d'invincibilité que doivent normalement susciter ces êtres
prétendument intouchables.
En somme, le titre de Clover semble frôler la perfection, même pour
ceux qui s'évertueront à chercher la petite bête pour prouver à qui de
droit qu'il est déontologiquement impossible, et inconvenant, de
sacraliser un jeu à ce point. Mais force et de reconnaître qu'à mesure
qu'on sonde les profondeurs d'Okami, on se perd facilement dans une
sereine contemplation née d'une atmosphère fantasmagorique relayée par
un graphisme fabuleux auquel un léger filtre apporte un côté granuleux,
rugueux à l'instar d'une feuille de Canson. Mis à partie pour embellir
certaines scènes comptant parmi les plus oniriques jamais vues dans un
jeu vidéo, à l'image de cette nature reprenant vie sous forme de
cascade de pétales, cet artifice artistique renforce un peu plus
l'impression de flottement et de sérénité se dégageant de ce catalyseur
de plaisirs. Résolument écologiste, profondément engagé mais avant tout
désireux d'offrir une épopée envoûtante et drôle à la fois, on
appréciera aussi la longévité du titre dont les quêtes annexes éclosent
de partout. De fait, en dehors des chalands attendant une aide
salvatrice, des mini-jeux réclamant de la rapidité, la récolte de
perles errantes, vous aurez l'occasion de nourrir divers animaux
peuplant les routes vous conduisant à votre destin. Mais avant de
pouvoir réaliser cette bonne action, vous devrez au préalable récupérer
des aliments de toutes sortes afin de contenter tous les pensionnaires
de votre animalerie. Enfin, il suffira de donner la nourriture adéquate
à l'animal affamé pour que celui-ci vous offre en retour un chapelet de
sphères de bonheur synonyme d'expérience.
Ne cherchant à aucun moment la voie de la facilité, Okami griffonne,
esquisse et pique au vif l'intérêt du joueur pour éveiller ses sens. De
l'apparition du logo de Clover au plan clôturant le magnifique
travelling dévoilant les crédits de fin, l'oeuvre du studio nippon se
montre si généreuse qu'on en oublierait presque qu'on vient de vivre
une des plus grandes expériences vidéoludiques qui soit. Impossible
d'affirmer si tout comme moi, Okami changera votre perception du jeu
d'aventure/action mais finalement, là n'est pas le principal. Ce qui
compte est que vous vous réjouissiez en riant devant les péripéties
d'Amaterasu, que vous sachiez capturer l'émotion de l'instant avant
qu'il ne s'envole, que vous preniez du plaisir la manette entre les
mains. Il n'existe pas une seule façon d'aimer Okami dont la sincérité
fait sourire alors qu'on nous abreuve de plus en plus de termes
techniques pour mettre en valeur tel ou tel jeu. Okami, lui, respire la
vie grâce à des développeurs qui ont un jour voulu faire parler leur
art en donnant tout ce qu'ils avaient dans le ventre et dans le coeur.
Par certains côtés, le résultat porte en lui une part de tristesse en
tant que chant du cygne de Clover. Pourtant, il est inutile de revenir
en arrière, ce qui est fait ne pouvant être défait. En définitive, le
plus important est que ce titre ne soit jamais oublié et serve de
réflexion sur ce qui donne du caractère, de l'intensité, de l'émotion à
un jeu vidéo. Pendant ce temps, Okami s'impose comme une oeuvre qui
aura marqué ce début de siècle, comme ça, tout simplement...